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Un carré magique ?
Article mis en ligne le 2 juillet 2022
dernière modification le 11 août 2023

par Michel Suquet

L’exposition Algérie mon amour (artistes de la fraternité algérienne 1953 — 2021) qui se tient à L’IMA (Institut du Monde Arabe) du 18 mars au 31 juillet 2022 à Paris m’a permis de découvrir des œuvres d’artistes remarquables.

Un grand nombre de ces œuvres (toutes ?) ont des résonances avec des œuvres européennes, tels que Femmes d’Alger d’après Delacroix de Souhila Belbahar, Le sommeil (hommage à Gustave Courbet) de Zoulikha Bouabdellah ou Anzar (le prince berbère de la pluie) de Denis Martinez.

Anzar (le prince berbère de la pluie) [1] de Denis Martinez a particulièrement attiré mon attention par l’utilisation, d’une part, d’une profusion de formes et de signes qui ne sont pas sans rappeler ceux que nous utilisons en mathématiques, et, d’autre part, d’un carré magique qui occupe une grande partie de ce tableau.

Un texte accompagne cette toile : « Martinez revendique un art syncrétique nourri des cultures ancestrales et populaires. Les couleurs, les motifs et les lettres des alphabets tifinagh et latin se combinent autour d’un carré magique, vecteur de cette incantation à la pluie bienfaitrice. Il s’agit aussi d’appeler la tombée d’une pluie métaphorique apportant la paix sur l’Algérie au sortir d’une “décennie noire”. »

Un carré magique ? On pense à Melencolia d’Albrecht Dürer qui contient un carré magique mais, dans cette œuvre de Denis Martinez, ce n’est pas un carré magique au sens mathématique. Est-il un carré latin ? Cela y ressemble fortement mais on a un symbole qui se répète dans chaque ligne et chaque colonne : ⴰⵏⵣⴰⵔ ; on observe cependant une permutation circulaire de ces quatre symboles en passant d’une ligne, ou d’une colonne, à la suivante. En quoi est-il donc bien magique ?

Je pense que la magie de ce carré est à chercher dans les signes qui le composent et qui sont des lettres de l’alphabet touareg : le tifinagh : ⴰ pour A, ⵏ pou N, ⵣ pour Z et ⵔ pour R. ⴰⵏⵣⴰⵔ donne ainsi ANZAR ! Et nous sommes bien emportés du côté de la culture populaire berbère qui est une des sources d’inspiration de Denis Martinez, ce qu’indique un autre texte placé à côté de son œuvre : « Né en 1941 dans l’actuelle Marsat El Hadjadj (Port-aux-Poules), Denis Martinez est peintre, sculpteur, graveur et poète, adepte de la performance réunissant les disciplines de l’art. En 1963, à l’âge de 21 ans, il enseigne le dessin à l’École des beaux-arts d’Alger où il formera deux générations d’artistes. Il est en 1967, avec Choukri Mesli, l’un des initiateurs du groupe Aouchem (“tatouages”) qui prône un art moderne et d’expression libre enraciné dans la tradition algérienne. Les évènements de la “décennie noire” le contraignent à s’exiler à Marseille en 1994 : il se partage désormais entre la France et l’Algérie. Au fil d’une trajectoire artistique unique, Denis Martinez entend promouvoir la polyphonie des arts et le travail collectif, déconstruire les codes, et briser les limites traditionnelles de la peinture. »

Maintenant, si nous regardons l’ensemble du tableau (acrylique sur toile rectangulaire de 2 m sur 3 m), nous pouvons observer d’autres signes liés à la pluie, notamment un arc-en-ciel dans une position inhabituelle et dont une partie est cachée par le carré incantatoire d’Anzar avec, entre les deux, une zone noire bordée d’un entrelac qui nous fait penser à la décennie noire (1991 — 2002) évoquée dans le texte ci-dessus. À l’arrière plan un rougeoiement évoque le feu et le désastre qu’il propage. Et une grande ligne courbe traverse le tableau entre le haut et le bas, comme une fracture qu’il s’agit de réparer. Anzar (le prince berbère de la pluie) date de 2001 donc à la fin de cette période tragique dans l’histoire de l’Algérie. On comprend les espérances de l’auteur et l’invocation au prince Anzar pour qu’une pluie bienfaisante apaise les esprits et puisse ouvrir une période de paix ; n’est-elle pas déjà à l’œuvre dans un grand quart du tableau , sur la partie gauche ?

Les autres éléments de ce tableau sont sans doute liés à une danse symbolique de cet appel à la pluie avec des flèches apportant de la dynamique, flèches qui sont autant de lézards stylisés qui renforcent le caractère fantastique de l’œuvre de Denis Martinez. Ces flèches donnent accès à des portes : mais sur quoi ouvrent-elles ? L’artiste demande de l’aide à Anzar : « ramène la raison devant chaque porte » peut-on lire en haut à gauche du tableau, comme pour conjurer la folie de cette décennie noire et un appel à la paix sans aucun doute. Une sorte de clef, élément d’un des lézards, se détache en avant plan de l’arc-en-ciel, au-dessus de la fracture évoquée ci-dessus : nous permettra-elle l’ouverture des portes ?

Autres composantes symboliques : les trois couleurs du drapeau culturel berbère sont présentent notamment sur la droite du tableau, bleu pour la mer, vert pour les montagnes et jaune pour le Sahara. Du rouge s’y ajoute, signe de résistance ; on retrouve d’ailleurs sur ce drapeau la lettre ⵣ, Aza, en rouge, qui correspond à notre lettre Z et qui symbolise l’homme libre. Ces couleurs sont utilisées largement dans l’ensemble de l’œuvre. On trouve d’autres symboles tels ces cercles, triangles et rectangles formés à l’aide de points : sont-ils des nombres figurés à interpréter ? Mais c’est peut-être une fausse piste ; ils sont sans doute issus de la culture berbère qui est chère au cœur de Denis Martinez. Mais je ne connais pas suffisamment cette culture pour interpréter correctement toute la symbolique à l’œuvre dans ce tableau : le 3 juillet, une conférence en présence de l’artiste nous en révélera sûrement toute la richesse.

D’ici le 31 juillet, profitez du temps libre que procurent les vacances pour visiter cette exposition et découvrir les œuvres exposées des autres artistes de cette fraternité, tous unis par l’amour de leur pays, l’Algérie.

 

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Les chantiers de pédagogie mathématique n°193 juillet 2022
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